Une approche sensorielle et expérimentale du son
partie III
Couleurs sonores, timbre et harmoniques
Alain Boudet
Dr en Sciences Physiques
Résumé: Cet article est le troisième de la série consacrée à la compréhension des caractéristiques physiques du son. Par l'expérience sensorielle nous découvrons les qualités physiques et musicales des sons. Dans les deux autres parties, nous avons fait connaissance avec leur force et leur hauteur. Ici nous abordons la prise de conscience du timbre. Par des illustrations visuelles et sonores, j'explique en détail les notions d'harmoniques, ce qui nous permet de comprendre comment fonctionne le chant diphonique.
Contenu de la partie III
L'article qui suit est une invitation à une écoute affinée afin d'apprendre à connaître les qualités du son par l'expérience sensorielle. Nous allons décrire la qualité physique du son nommée le timbre, avec l'approche de l'être sensible que nous sommes tous, complétée par celles du physicien, de l'acousticien et du musicien.
Le physicien est bien placé pour décrire les caractéristiques du son. Mais détient-il la vérité? L'acousticien a un autre point de vue, qui tient compte de la physiologie et de la psychologie de l'auditeur, tandis que le musicien est guidé par sa sensibilité et influencé par la théorie de la musique occidentale. Ce sont toutes des vérités, qui répondent à des interrogations différentes, s'adressent à des plans différents de la personne humaine. Nous nous aiderons de certains appareillages et logiciels du physicien et de l'acousticien destinés à préciser et illustrer certaines notions. Toutefois, nous laisserons de côté les explications scientifiques théoriques. Bien qu'elles soient utiles et passionnantes, elles ne prennent sens que si elles reposent sur du vécu. C'est la recherche de ce ressenti sensoriel qui va nous guider dans notre découverte du timbre des sons.
Écoutez ces deux sons de même hauteur, un Ré, l'un joué à la clarinette et l'autre à la flûte à bec alto avec la même intensité.
Vous distinguez parfaitement bien les deux sons et si vous avez déjà entendu une clarinette et une flûte, vous saurez dire que le premier provient de la clarinette et le deuxième de la flûte. Or qu'est-ce qui vous permet de les distinguer? Comment peut-on nommer ce qui est différent? Ce n'est ni la hauteur ni le volume. Intuitivement, on dira c'est la couleur du son. Le musicien l'appelle le timbre.
Pour savoir quel est l'élément responsable du timbre dans le son, les physiciens ont analysé les caractéristiques de l'onde sonore en comparant des sons de même hauteur et de timbre différent. Ils ont découvert que l'onde sonore est composée de plusieurs sons partiels qui se superposent (voir Analyse physique de l'onde sonore dans mon article: Physique et perception du Son). À la composante de base qui donne au son sa nature de note musicale avec sa hauteur et sa fréquence F, se superposent d'autres ondes moins perceptibles dont les fréquences sont des multiples de F: 2F, 3F, 4F, 5F, 6F, etc. On les appelle des harmoniques.
Pour mieux vous rendre compte de quoi il s'agit, l'illustration sonore suivante vous fait entendre séparément un son fondamental suivi de ses harmoniques. Dans cet exemple, le son fondamental (harmonique 1) a une fréquence de 130 Hz, très proche d'un DO2. C'est un choix arbitraire qui donne un LA quasiment à 440 Hz. Puis viennent les harmoniques 2 (260 Hz), 3 (390 Hz), 4 (520), 5 (650), 6 (780), 7 (910), 8 (1040), 9 (1170), 10 (1300), 11 (1430), et 12 (1560).
Numéro d'ordre de l'harmonique | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11 | 12 |
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Fréquence en hertz | 130 | 260 | 390 | 520 | 650 | 780 | 910 | 1040 | 1170 | 1300 | 1430 | 1560 |
Nom de la note correspondante | DO2 | DO3 | SOL3 | DO4 | MI4 | SOL4 | proche de SIb4 | D05 | Ré5 | MI5 | proche de FA#5 | SOL5 |
Expérience: Si vous disposez d'un piano à cordes (et non électronique), vous pouvez réaliser une expérience pour approfondir cette notion d'harmonique. Vous allez libérer les étouffoirs des cordes de certaines notes choisies en maintenant leurs touches enfoncées doucement. Les notes choisies sont en correspondance harmonique: d'abord un son fondamental, le DO1. Vous enfoncerez ensuite la touche de la deuxième harmonique, qui a la fréquence double - c'est, on l'a vu plus haut, l'octave, donc DO2. La note de fréquence 3F, troisième harmonique est SOL2, puis les harmoniques suivantes sont DO3, MI3, SOL3. Maintenant, jouez avec force le fondamental DO1. Lorsque vous cessez, tout en maintenant les autres touches enfoncées, écoutez vibrer toutes les cordes libérées.
Ce phénomène n'est-il pas remarquable? Le son d'une note a la capacité de stimuler et de faire sonner d'autres cordes accordées sur ses harmoniques, par résonance, sans contact direct. Remarque: cela ne marche que si le piano est bien accordé. Essayez avec d'autres notes pour constater que la résonance ne fonctionne pas ou presque pas. Cela nous montre qu'une note et ses harmoniques sont intimement liées.
Ainsi, cette expérience nous révèle un autre phénomène étonnant quoique très répandu, le phénomène de résonance. Les cordes du piano se sont mises à vibrer alors qu'elles n'ont pas été touchées mécaniquement. C'est la vibration de la corde DO1 seule qui les a excitées à distance. De même un avion qui passe fait vibrer une vitre de la maison: résonance. Un bruit se manifeste dans votre voiture seulement quand le moteur tourne à une certaine vitesse: résonance.
Dans certains instruments de musique, comme le violon d'amour, instrument du Moyen Âge, ou le sitar, instrument traditionnel de l'Inde, il existe des cordes passives qui sont tendues sur l'instrument mais que le musicien ne touche pas. Elles émettent des sons par résonance avec les autres cordes, les cordes actives. On dit qu'elles vibrent en sympathie, ce sont des cordes sympathiques. On peut les trouver sympas car c'est effectivement très agréable, mais le mot signifie qu'elles se trouvent sympas entre elles et qu'elles vibrent ensemble, car cela veut dire "qui sont sensibles (path..) ensemble (syn..)".
Revenons au timbre, munis de cette connaissance des harmoniques. Le timbre est déterminé par la richesse du son en harmoniques. Un sonagramme (quelquefois aussi appelé sonogramme selon le terme anglais) montre la décomposition du son en ses composantes de différentes fréquences. C'est ainsi que nous pouvons constater que les sons d'un violon (figure 1) comprennent beaucoup plus d'harmoniques que ceux d'une trompette (figure 2). Si le son fondamental a la fréquence F, les harmoniques sont étagées selon des traits horizontaux espacés régulièrement de la distance F. Il existe aussi d'autres composantes, sons partiels, bruit de fond...
1. Sonagramme d'une note de violon. Sur l'axe horizontal, le déroulement du temps. Le son commence à gauche et se termine à droite. Sur l'axe vertical, les fréquences. Le trait est d'autant plus noir que l'intensité est plus forte.
2. Sonagramme d'une note de trompette
Les bruits tels que claquements, chocs, crissements, sont trop complexes pour qu'on puisse leur attribuer une hauteur déterminée. Leur sonagramme révèle des composantes qui ne sont pas des harmoniques, car elles ne sont pas des multiples entiers de la fréquence la plus basse. Un bruit est fait de la superposition d'ondes de fréquences sans rapport entre elles, qu'on appelle des sons partiels.
Spectre d'un bruit de papier froissé. Le bruit ne comporte ni fréquence fondamentale, ni harmoniques, mais un ensemble continu distribué sur toutes les fréquences.
Les instruments à percussion, qui n'ont pas de hauteur fixe, ne comportent que des partiels.
Le son d'une cloche, bien qu'il soit hautement musical, est cependant complexe. On peut détecter plusieurs sons fondamentaux.
Lorsque les harmoniques d'un son de hauteur bien déterminée deviennent prépondérantes par rapport au son fondamental, l'oreille a de la difficulté à percevoir sa hauteur. Des sons synthétiques jouent sur cette confusion, par exemple en donnant l'impression qu'un son évolue en descendant sans cesse, alors qu'en réalité il est cyclique.
Selon ce qui vient d'être exposé, la notion de timbre semblerait être complètement définie par la physique des harmoniques. Or il n'en est rien. Comme pour la hauteur et l'intensité, l'impression sonore dépend non seulement de l'onde sonore, mais également du fonctionnement de l'oreille et du cerveau, lui-même tributaire de la culture et de l'histoire de la personne (voir l'article Son: nature et perception).
Voici ce qu'en disent Jean-Claude Risset et Gerald Bennett, IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique), Paris, dans la revue La Recherche n°108, février 1980. On croit d'habitude que le timbre se caractérise d'abord par le spectre en fréquences du son, c'est-à-dire sa plus ou moins grande richesse en tel ou tel harmonique. Mais le timbre dépend de la hauteur et de la durée du son, et il est, généralement, lié aux vibrations du spectre au cours du temps, pendant la note. Il s'agit donc d'une notion complexe, difficile à caractériser d'une manière simple.
Un exemple: l'attaque de la note participe de façon essentielle dans la reconnaissance de l'instrument, donc de son timbre. Autrement dit, pendant un laps de temps très court au-début de la note, le son évolue avant de se fixer sur un régime plus stable. Et bien, si on coupe ce temps électroniquement, on ne reconnaît plus l'instrument. Le son enregistré d'un piano rejoué en sens inverse ressemble à celui d'un accordéon.
Et voici ce qu'en disait E. Leipp, Laboratoire d'Acoustique Musicale, Université de Paris VI, bulletin du GAM, décembre 1978. Les composants d'un SON MUSICAL CHANGENT CONTINUELLEMENT DANS LE TEMPS, un son qui ne fluctue pas continuellement étant un son "mort", non musical. En effet, un son physique, fixe, est bien un "objet sonore", mais un son musical est un "être sonore", un être qui naît, évolue puis meurt. Et dès lors une pièce de musique ne peut plus être considérée comme une "exposition d'objets" mais comme une "pièce de théâtre" acoustique où les sons musicaux sont des acteurs qui vivent, se côtoient, réagissent différemment selon les moments, les circonstances, le voisinage de l'instant, etc...
Vous pensez peut-être que l'approche vers la notion de timbre a été bien technique puisqu'elle a nécessité un appareil d'analyse électronique, le sonagraphe, et que cela n'a rien de sensoriel. Toutefois, le sensoriel est intervenu en premier lieu dans l'écoute de sons différents par leur timbre. En second lieu, il est possible de percevoir sensoriellement les harmoniques d'un son complexe. Autrement dit, ce que l'appareil a fait, l'oreille entraînée et développée peut le faire. Ce n'est cependant pas immédiat et cela demande un peu de pratique.
Il s'agit de distinguer plusieurs sons différents dans un complexe de sons. Cela commence par l'écoute de sons complexes où les composantes sont nettes et bien identifiées: les accords. Un accord est l'émission de plusieurs notes simultanées et superposées par tierces.
Expérience: Voici un accord composé des 3 notes DO, MI et SOL (accord parfait majeur) dans l'illustration sonore ci-dessous. Percevons tout d'abord l'accord comme un son global agréable et riche. Puis orientons notre attention sur les trois notes qui le composent et cherchons à les percevoir l'une après l'autre, séparément, puis à nouveau assemblées en accord.
Le processus est exactement comparable à la dégustation d'un plat savoureux. On peut l'apprécier globalement, et on peut également fixer son attention sur la recherche des ingrédients, épices, légumes, etc. qui participent à la saveur. Une autre image, sonore celle-ci, est celle d'un orchestre jouant une symphonie dans lequel on peut percevoir la partie séparée de divers instruments. L'oreille possède donc la capacité remarquable de distinguer les sons composants dans un son complexe.
L'étape suivante du développement sensoriel de l'oreille consiste à repérer les timbres de la voix chantée. On reconnaît la voix de quelqu'un à sa couleur, à son timbre. Bien sûr, il y a aussi la hauteur de la voix, voix grave, voix aiguë. Mais on va également estimer que certaines voix sont "timbrées", alors que d'autres sont plus plates. Il en est de même de la voix chantée. Ce qui nous fait reconnaître un chanteur d'un autre, chantant la même chanson à la même hauteur, c'est son timbre de voix.
Lorsqu'on entreprend un travail vocal, le timbre de la voix change. Le travail vocal tel que je l'envisage ne consiste pas à façonner sa voix en luttant contre sa nature pour la faire ressembler à un modèle, mais à la découvrir, à l'explorer et à libérer ce qui l'encombre, pour en récupérer les pleines potentialités. On constate alors que la voix s'enrichit en harmoniques. Même si on n'est pas capable de percevoir les harmoniques, on constate la richesse de la voix globalement. Comme si des parties de notre corps un peu éteintes se mettent à vibrer et à participer à l'ensemble.
Or la voix chantée s'appuie essentiellement sur les voyelles. Les consonnes agissent pour structurer les voyelles. Ce que je désigne par voyelle ici, ce ne sont pas uniquement les voyelles écrites, qui sont spécifiques de l'alphabet spécifique français, tandis que chacun des alphabets étrangers codifie ses propres voyelles, différentes en nature et en nombre. Je parle des sons que produit la voix continue soutenue par le souffle, tels que A, E, I, O, U certes, mais également é, è, on, an, in, mm, nn, etc.
Il est intéressant de porter attention au timbre du son d'une voyelle. Si je prononce deux voyelles différentes, ou mieux si je chante deux voyelles à la même force et la même hauteur, je les reconnais et les distingue parce qu'elles n'ont pas la même composition en harmoniques. En fait, ce qui caractérise chacune des voyelles et qui fait leur nature, c'est leur spectre d'harmoniques.
Spectre des voyelles: I, È ou EI, EU, O, OU
Le I comporte des harmoniques aiguës intenses. Puis, en chantant la suite È ou EI (comme dans vEIne ou parEIl qui se prononcent à peu près parEIl au nord et au sud de la France), EU, O, OU, on renforce des harmoniques de plus en plus basses.
Il existe des façons traditionnelles de chanter qui mettent en avant la richesse de la voix en harmoniques, et plus particulièrement des voyelles. La convergence des voix entre elles, associée à la résonance des voix avec un lieu tel qu'une église qui renforce les harmoniques, produit des harmoniques très distinctes qui semblent planer au-dessus des spectateurs et surgir de nulle part.
Les musiciens et les chanteurs entraînés ont de tout temps été capables d'entendre les harmoniques contenus dans le son et superposés au fondamental. Certains sont même capables de les faire résonner séparément dans la voix chantée. C'est ce qu'on appelle le chant diphonique ou harmonique.
Cette façon de chanter existe depuis longtemps et a probablement été utilisée dans des rituels sacrés pour mettre en état de transe. David Hykes a été un pionnier aux USA et en France dans les années 1970 pour faire découvrir ce type de chant grâce à son groupe, The Harmonic Choir. Un chercheur d'origine vietnamienne, Tran Quang Hai, éthnomusicologue au CNRS, a étudié cette manière de chanter dans le chant traditionnel d'un peuple de l?Asie centrale, les Touvas.
Dans le film "Rencontre avec des hommes remarquables" (1977), d'après le livre autobiographique de même titre de George Ivanovitch Gurdjieff, le réalisateur Peter Brook montre un concours de chant harmonique en plein air "qui fait trembler la montagne".
3 Novembre 2005