Gammes et modes musicaux
II- Défilé de modes
Panoplie de modes musicaux en usage dans notre vaste monde
Alain Boudet
Dr en Sciences Physiques
Résumé: Ceux qui, conditionnés par le gavage scolaire, s'imaginent que l'univers musical repose en tout et pour tout sur les modes majeur et mineur, devront réviser leur point de vue et reculer les frontières de leur esprit. La construction des modes devient un jeu surprenant et amusant. De la manière d'arranger des intervalles à l'intérieur d'une octave. Découverte de nombreux types de modes produits par des cultures créatives de notre vaste monde. Modes pentatoniques et heptatoniques. Gammes occidentales, tziganes, indiennes, contemporaines, chinoises, arabes, etc. avec illustrations sonores.
Contenu de la partie II
Rappel: Selon les conclusions de la première partie de cet article, un mode musical ressemble au résultat d'un jeu de construction. Soit une échelle représentant une octave. Elle comporte 11 encoches découpant l'octave en 12 petits intervalles. Soit un ensemble de 5 à 8 bâtons qui représentent les notes. Les différentes manières de placer les bâtons dans les encoches sont les modes. Un mode désigne donc un ensemble d'intervalles. Il peut être écrit à partir de n'importe quelle note de base, c'est-à-dire que la hauteur d'un mode est indéterminée. Dans cet article, je les écris tous avec la note DO comme note fondamentale, afin de pouvoir les comparer plus aisément.
Cette façon d'aborder un mode n'est pas la réalité historique, mais un jeu de l'esprit moderne destiné à mieux faire comprendre. Les modes ont souvent été élaborés par des érudits, en Inde, en Perse, en Grèce, et en Europe, puis repris, adoptés et adaptés par le peuple. Ils sont extrêmement variés de par le monde. Modes occidentaux, traditionnels ou modernes, modes chinois, indiens, tziganes, africains, arabes... Nous allons entreprendre un voyage dans l'espace et dans le temps, à travers des paysages musicaux, et écouter quels en sont les modes ou gammes (la distinction entre modes et gammes évoquée dans la Partie I ne s'impose pas ici).
Nous commençons par la pratique musicale commune à la plupart des occidentaux, mais je suis conscient que vous pouvez avoir été éduqué dans une autre culture.
La musique occidentale populaire repose essentiellement sur 2 modes, le mode majeur et le mode mineur.
Nous avons découvert le mode majeur dans la partie I. Le voici en image et en son.
Je rappelle le nom des notes avec DO comme tonique:
DO - RÉ - MI - FA - SOL - LA - SI - DO
Les intervalles qui séparent les notes consécutives du mode majeur sont dans l'ordre: TTdTTTd
où T désigne le ton et d le demi-ton.
Ce mode comporte uniquement des tons et des demi-tons. La tierce (sous-entendu: par rapport à la tonique, soit l'intervalle DO-MI) est majeure. Une tierce majeure vaut deux tons, TT.
Lorsqu'on prend la note SOL comme base du mode majeur pour construire la gamme de SOL majeur (voir Partie I: Gammes et modes musicaux), tout en respectant la suite des intervalles du mode majeur, il y a un barreau de l'échelle qui tombe en face d'une marche qui est étrangère à la gamme de DO majeur: c'est la note FA#:
Gamme de SOL majeur:
SOL - LA - SI - DO - RÉ - MI - FA# - [SOL]
De même, lorsqu'on construit les autres gammes majeures, on inclut d'autres notes. Si l'on rassemble toutes les notes des gammes usuelles en Occident, on obtient 12 notes différentes, étagées de demi-ton en demi-ton. Cela s'appelle la gamme chromatique:
DO + DO#/RÉb + RÉ + RÉ#/MIb + MI + FA + FA#/SOLb + SOL + SOL#/LAb + LA + LA#/SIb + SI + [DO]On a ainsi défini les 12 positions possibles sur l'échelle (les "encoches") pour les modes à 7 notes.
DO - RÉ - MIb - FA - SOL - LAb - SI - DO
Intervalles TdTTdGd.
Ici apparaît un nouvel intervalle d'un ton et demi entre deux degrés consécutifs, la sixte et la septième, que je note G.
La tierce DO-MI est mineure. Une tierce mineure vaut un ton et demi, T+d ou d+T.
Ceci est la gamme mineure harmonique. Il existe une autre gamme mineure, la mineure mélodique, avec une sixte majeure DO - LA.
Le mode mineur, transposé en LA, s'écrit
LA - SI - DO - RÉ - MI - FA - SOL# - LA
Les notes qui le composent ne diffèrent du mode majeur que par le SOL#.
Vous connaissez peut-être la chanson Colchiques dans les prés. Elle est écrite ni en majeur, ni en mineur, mais dans un mode que l'on appelle le mode de RÉ. [En toute rigueur, elle n'utilise que 5 notes de ce mode et appartient donc aux modes pentatoniques explorés plus loin.]
Il est appelé mode de RÉ, parce que si on écrit le même mode en commençant par un RÉ, on a les notes naturelles de la gamme de DO:
RÉ - MI - FA - SOL - LA - SI - DO - [RÉ]
Ce mode est utilisé en Occident sans que cela choque notre oreille même non éduquée. On le trouve également dans la musique classique chez Beethoven dans L'hymne à la joie, par exemple. Contrairement à ce que l'on croit, il y a bien d'autres modes que les modes majeur et mineur qui sont utilisés en Occident. Ainsi, au Moyen-Âge, il y avait 7 modes liturgiques. Ils étaient la reconstitution (mais avec des erreurs) d'une branche de l'école grecque du philosophe Pythagore. Bien qu'il soit surtout connu comme un mathématicien, il était en fait un maître de sagesse à la tête d'une école des mystères. On y apprenait les lois de l'univers et de l'être humain, en particulier la loi des nombres, et comment cette loi se manifeste dans la musique. Au VIe siècle de notre ère, le chant grégorien retrouve ces modes grecs, mais fait confusion dans les noms. Dans la suite, j'emploie les noms médiévaux. Leurs équivalents grecs sont donnés dans le tableau panoramique des modes.
Intervalles: TdTTTdT.
Tierce mineure T+d et sixte majeure
C'est un mode symétrique parce que l'enchaînement des intervalles TdTTTdT est le même en montant et en descendant. Vérifiez-le. C'est le seul mode symétrique parmi les modes anciens.
Pour construire le mode de RÉ, on a utilisé les notes naturelles du mode majeur, et on a simplement décalé la note de base en partant du RÉ au lieu du DO. De même, on trouve les autres modes en changeant de note de départ. Si on part de la note DO, on obtient le mode majeur. Il était donc l'un des modes anciens, avec la dénomination de mode hypolydien.
Or puisque les différents modes médiévaux sont composés des mêmes notes simplement décalées, et que la gamme est un condensé des notes d'une mélodie, qu'est-ce que ça change dans la gamme? Et bien, vous pouvez vous en rendre compte en écoutant Colchiques, qui a une atmosphère différente du mode majeur, plus suspendue peut-être. A quoi cela est-il dû? Au choix du son fondamental, sur lequel, le plus souvent, on termine la mélodie. Il faut donc préciser qu'un mode, ce n'est pas seulement un stock de notes disponibles. Chaque degré a un caractère, une fonction qui est d'être situé à un intervalle précis par rapport à la note fondamentale. Le son fondamental, c'est comme notre terre, notre sol. Le mode, c'est un voyage, un envol vers des couches élevées de l'atmosphère, vers les planètes, le soleil (y a-t-il un rapport avec la note SOL?), les astres. Mais quel que soit l'endroit où nous nous trouvons, nous sommes conscients d'être reliés par l'esprit (ou par le cœur) au sol, qui est notre point de référence, notre point d'attache, notre point de retour, d'atterrissage, la note fondamentale. Voilà pourquoi chaque mode sonne d'une façon vraiment spécifique.
Le mode de LA est obtenu en partant de la tonique LA: LA - SI - DO - RÉ - MI - FA - SOL - LA. Transcrit avec la tonique DO, cela donne:
Intervalle: TdTTdTT
Tierce mineure et sixte mineure
Le mode mineur moderne est la réminiscence de ce mode de LA.
Le mode de MI est obtenu en partant de la tonique MI: MI - FA - SOL - LA - SI - DO - RÉ - MI. Transcrit avec la tonique DO, cela donne:
Intervalles: dTTTdTT
Tierce mineure et sixte mineure
Le mode de SI est obtenu en partant de la tonique SI: SI - DO - RÉ - MI - FA - SOL - LA - SI Transcrit avec la tonique DO, cela donne:
Le mode de SOL est obtenu en partant de la tonique SOL: SOL - LA - SI - DO - RÉ - MI - FA - SOL. Transcrit avec la tonique DO, cela donne:
Intervalles: TTdTTdT
Tierce majeure et sixte majeure
Le mode de FA est obtenu en partant de la tonique FA: FA - SOL - LA - SI - DO - RÉ - MI - FA. Transcrit avec la tonique DO, cela donne:
Intervalles: TTTdTTd.
Super majeur avec tierce majeure, sixte majeure et une quarte augmentée.
Les intervalles musicaux ont des rapports avec le corps, les planètes, l'univers et chacun exprime une ambiance, ou une qualité, une énergie. C'est pourquoi ils ne sont pas tous retenus dans une culture. L'Occident a développé la polyphonie et la tonalité, dont les exigences ont éliminés beaucoup de modes (voir article Polyphonie et tonalité)
Le tableau suivant donne un aperçu panoramique des modes cités ci-dessus, et de ceux qui vont être abordés plus loin.
Modes à 7 notes (heptatoniques): modes médiévaux, quelques modes indiens, un mode tzigane, un mode arabe sans quart de ton, un mode de Bartok. Les 7 degrés sont désignés par les noms indiens.
Mode | Nom médiéval | Nom hindoustanie | Nom karnatique | SA | RE | GA | MA | PA | DHA | NI |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
RÉ | dorien | kafi | DO | RÉ | MI b | FA | SOL | LA | SI b | |
MI | phrygien | bhairavi | DO | RÉ b | MI b | FA | SOL | LA b | SI b | |
FA | lydien | kalyan | kalyani | DO | RÉ | MI | FA # | SOL | LA | SI |
SOL | mixolydien | khammaj | DO | RÉ | MI | FA | SOL | LA | SI b | |
LA | hypodorien (éolien) | asavari | DO | RÉ | MI b | FA | SOL | LA b | SI b | |
SI | hypophrygien (locrien) | DO | RÉ b | MI b | FA | SOL b | LA b | SI b | ||
DO | hypolydien (ionien) | bilaval | shankara- bharanam | DO | RÉ | MI | FA | SOL | LA | SI |
bhairava | mayamala- vagoulai | DO | RÉ b | MI | FA | SOL | LA b | SI | ||
marava | DO | RÉ b | MI | FA # | SOL | LA | SI | |||
pooravi | DO | RÉ b | MI | FA # | SOL | LA b | SI | |||
todi | todi | DO | RÉ b | MI b | FA # | SOL | LA b | SI | ||
raghupriya | DO | RÉ b | MI bb | FA # | SOL | LA # | SI | |||
Tzigane | DO | RÉ | MI b | FA # | SOL | LA b | SI | |||
Arabe Hijaz | DO | RÉ b | MI | FA | SOL | LA b | SI b | |||
Bartok | DO | RÉ | MI | FA # | SOL | LA | SI b |
Tandis que l'Occident prenait la voie de la polyphonie, l'Orient et le Moyen-Orient (Inde, Chine, monde arabe, etc..) s'engageaient dans la musique monodique, les modulations mélodiques subtiles, et en particulier dans l'usage des micro-intervalles. Ils ont élaboré et conservé beaucoup plus de modes que les Occidentaux. Portons donc notre regard, ou plutôt notre oreille, en-dehors de l'Europe.
Les Tziganes vivent en Europe, mais sont originaires de l'Inde. Voici un des modes tziganes.
Intervalles: TdGddGd avec tierce mineure, sixte mineure et quarte augmentée.
On y trouve un intervalle d'un ton et demi comme dans le mode mineur, mais pas au même endroit. Ce mode est, dans cet article, le premier exemple d'une gamme qui comporte à la fois des bémols et des dièses.
Pour l'oreille d'un occidental, la musique arabe est reconnaissable à son caractère typique, qui est dû à l'emploi de gammes spécifiques, les maqâmât (singulier: un maqâm). Mais comme chaque fois que quelque chose nous est étranger, nous ne faisons pas trop la nuance entre les divers courants de cette musique et nous mettons tout dans le même sac. Or comme toutes les musiques, la musique arabe présente à la fois des caractères constants et des caractères de forte diversification. L'idée de musique arabe est une notion issue de la conscience moderne. En réalité, il y a plusieurs musiques arabes: algérienne, marocaine, tunisienne, libyenne, iraquienne, égyptienne. Il y a des musiques populaires et des musiques traditionnelles savantes. Celles-ci ont été développées par de grands compositeurs et philosophes qui ont reçus des influences sémitique, turque, indienne, persane et grecque (pythagoricienne). Ces concepts sont examinés dans l'article suivant (Ton et intonation juste).
Il est peut-être utile de rappeler à cette occasion que les Arabes ont été une civilisation brillante et cultivée, qui a développé la science et l'art et les ont diffusé en Occident pendant plusieurs siècles au Moyen-Âge, en particulier grâce à des échanges fructueux avec les moines. Les moines y trouvaient des résonances avec leurs propres connaissances secrètes issues du celtisme et du druidisme, que l'église interdisait. Il y a une filiation de la connaissance entre l'Inde, les Celtes, l'Égypte, la Perse, la Grèce. C'est LA connaissance, la même partout sous des formes adaptées.
Parmi les gammes arabes, citons la gamme CHADDA ARABANE, proche du mode mineur occidental, reprise aussi dans les modes indiens étudiés plus loin, ce qui nous prouve les influences, les échanges, ou les ressemblances de l'âme humaine quel que soit le pays. On trouve aussi le mode de LA et la gamme tzigane décrits ci-dessus.
Voici d'autres exemples destinés à nous ouvrir à d'autres règles et coutumes. Ils m'ont été transmis par M. Abdou OUARDI, auteur - compositeur marocain, concertiste de renommée européenne, et auteur d'une méthode de Oud.
Intervalles: dGdTdTT
On remarque qu'elle comporte à la fois 2 bémols et un dièse, comme dans la gamme tzigane, mais pas aux mêmes notes.
Ce qui nous parait exotique dans les modes arabes est l'emploi de demi-bémols, notés par un bémol barré b et de demi-dièses. Le demi-bémol abaisse la note d'un quart de ton, et le demi-dièse élève la note d'un quart de ton. Mais qu'est-ce au juste qu'un quart de ton? C'est un intervalle plus petit que le demi-ton, mais pas forcément la moitié d'un demi-ton (voir la troisième partie Ton et intonation juste).
Par ses demi-bémols, la gamme Rast est intermédiaire entre la gamme majeure occidentale et le mode de RÉ:
Intervalles: T33TT33 où 3 indique 3/4 de ton.
La gamme Saba a la particularité d'avoir l'octave plus basse
Intervalles: 33dGdTd, avec une tierce mineure et une "octave" diminuée.
Remarque: Voir aussi Liste des gammes dans l'encyclopédie Wikipedia.
Les modes indiens ont été popularisés dans un premier temps par les recherches d'européens en Inde comme Alain Daniélou dans les années 60, puis par les tournées et immigrations de musiciens indiens eux-mêmes. Ils sont d'une grande richesse et d'une extrême variété. Bien que les modes de l'Inde du Nord et de l'Inde du Sud aient une base commune, ils ont eu chacun leur évolution propre, leur style d'interprétation et d'improvisation, leur terminologie, car l'Inde du Nord a subi l'influence de ses envahisseurs moghols et persans. La musique karnatique s'est développée en Inde du Sud tandis que celle du Nord est connue sous le nom de musique hindousthanie.
En notation indienne, les degrés ou swaras s'écrivent
SA - RE - GA - MA - PA - DHA - NI - SA
J'écris DHA plutôt que DA, car en langues indiennes (hindi, bengali, ..), il existe plusieurs sortes de A qui se prononcent différemment. Exemple: dans HA, le H se prononce, et HA n'est pas identique à A.
Rappelons (voir Partie I) que les swaras désignent des hauteurs relatives. Elle varient selon les modes de façon voulue et contrôlée par microintervalles (gamakam). La notion occidentale de gamme tempérée qui impose une valeur égale pour tous les tons n'existe pas (voir Partie III).
La méthodologie pour créer un mode, exposée en haut de page, consistant à placer 7 degrés sur un ensemble de 12 échelons, doit être modifiée en ce qui concerne l'Inde. Car ici l'échelle comporte 22 échelons. Les intervalles entre échelons, appelés shrutis, sont donc plus petits qu'un demi-ton et de valeurs inégales. Certains textes parlent même de 66 intervalles dont seulement 22 ont été retenus en pratique.
Pour donner des repères aux occidentaux, certains comme A. Danielou ont donné des noms aux 22 shrutis:
SA / RE1 RE2 RE3 RE4 / GA1 GA2 GA3 GA4 / MA1 MA2 MA3 MA4 / PA / DHA1 DHA2 DHA3 DHA4 / NI1 NI2 NI3 NI4 / SA
Si nous choisissons DO pour tonique, les shrutis peuvent être représentés approximativement par les notes suivantes ou + et - indiquent un tout petit intervalle, une sorte de quart de ton, en plus ou en moins:
DO / RÉb- RÉb RÉ- RÉ / MIb- MIb MIb+ MI / FA- FA FA# FA / SOL / LAb LAb+ LA LA+ / SIb SIb+ SI SI+ / DO
Ce sont 22 notes différentes, même si plusieurs notes ont été désignées par des noms identiques.
Composer un mode ou thaat (ou thât), c'est placer 5, 6 ou 7 notes (swaras) principales et deux notes accessoires parmi
les 22 positions, selon des règles traditionnelles. Pour choisir les 7 notes, il y a 2 notes obligatoires, inaltérables, SA et PA. Puis on choisit les autres selon plusieurs méthodes. Il y a une étape où l'on retient 12 swaras:
SA - REk RE GAk GA - MA MAt - PA - DHAk DHA NIk NI - SA
ou k (komal, doux) désigne une sorte de bémol et t (tîvre, aigu) est une sorte de dièse. Le tîvre n'est utilisé que pour le MA. Puis on choisit le RE et le GA parmi les 4 notes qui suivent SA, le MA parmi les 2 MA possibles, le DHA et le NI parmi les 4 notes suivant le PA.
Le son fondamental n'a pas de hauteur absolue. Il est choisi par les instrumentistes, puis reste fixe et constamment joué à la manière d'un bourdon. La pratique du bourdon existe également dans de nombreuses musiques traditionnelles européennes - française, bretonne, occitane - où il est souvent tenu par la vielle à roue ou la cornemuse.
On peut ainsi construire 72 thaats, dont 10 principaux. Certains de ces modes sont identiques aux modes grégoriens et l'un d'eux est notre mode majeur (voir plus haut le tableau de récapitulation des modes). Cependant l'interprétation n'est pas la même à cause de l'utilisation de microintervalles et la notion de raga.
Un raga (ou rag ou ragam) est un mode élaboré, constitué d'une gamme de base, d'un son fondamental, de deux notes de cette gamme choisies comme notes principales (équivalent de dominante) et de règles d'exécution. À partir des 10 modes de base, il existe environ 600 ragas, dont 200 environ sont utilisés. Ils ont reçu plusieurs noms, en fonction de l'époque et du lieu (Inde du Nord ou Inde du Sud).
Un mode typique est le mode Bhairava.
DO - RÉb - MI - FA - SOL - LAb - SI - DO
Intervalles: dGdTdGd avec tierce majeure et sixte mineure
Il est également la gamme arabe CHADDA ARABANE.
Il est composé de deux parties identiques par la suite de leurs intervalles:
Les exemples précédents ont été bâtis avec un ensemble de 7 notes. C'est ce qu'on appelle un mode heptatonique, (du grec hepta-, sept). Nous abordons maintenant des modes à 5 notes ou modes pentatoniques (du grec penta-, cinq). Fabriquer un mode à 5 notes, c'est choisir 5 positions parmi les 12 possibles. Il y a de nombreuses manières de le réaliser, constituant autant de modes pentatoniques. En voici quelques-uns.
Exercice: Pour vous familiariser avec la sonorité d'un mode pentatonique, je vous suggère de tapoter sur les touches noires d'un piano, dans un ordre quelconque. Quelle genre de musique entendez-vous?
En sélectionnant les touches noires, vous avez joué les notes: DO# - RÉ# --- FA# - SOL# - LA# ---
Si on les retranscrit en DO, cela donne
DO - RÉ --- FA - SOL - LA --- [DO]
Les modes pentatoniques sont employés dans certaines comptines enfantines françaises (Une poule sur un mur, Rondin picotin, Une souris verte) et dans des musiques extra-européennes telles que les musiques indienne et chinoise. La musique chinoise doit son caractère typique bien reconnaissable à l'emploi d'une dizaine de modes pentatoniques. Des gammes pentatoniques étaient également en usage dans les musiques grecques antiques et dans la musique médiévale européenne.
Dans son enseignement, le compositeur franco-indien Ravi Prasad propose parfois d'improviser sur 5 modes pentatoniques. Le premier mode est nommé mohanam ou bhopali. Il exprime l'espace, la joie, le rire. Il fait également partie des modes chinois.
DO - RÉ - MI --- SOL - LA --- [DO]
En hauteur relative selon les noms indiens:
SA - RE - GA --- PA - DA --- SA
Intervalles: TTGTG
(Je rappelle que T désigne un ton, G un ton et demi)
Pour trouver les modes suivants, il suffit de décaler l'ordre des notes en faisant passer la première note en dernier. Cela donne un deuxième mode:
RÉ - MI --- SOL - LA --- DO - [RÉ], qui, transcrit en DO s'écrit:
DO - RÉ --- FA - SOL --- SIb - [DO], et en notation relative:
SA - RE --- MA - PA --- NI - SA
Intervalles: TGTGT
Par cette succession d'intervalles, ce mode est symétrique comme le mode de RÉ dont il dérive. Il exprime le recueillement, la mélancolie, l'intériorité.
Effectuant une deuxième permutation, nous obtenons:
MI --- SOL - LA --- DO - RÉ - [MI], soit:
DO --- MIb - FA --- LAb - SIb - [DO], ou encore
SA --- GA - MA --- DA - NI - SA
Intervalles: GTGTT
Ce mode indien exprime l'ambiance d'automne, le passage, la naissance proche
SOL - LA --- DO - RÉ - MI --- [SOL]
DO - RÉ --- FA - SOL - LA --- [DO]
SA - RE --- MA - PA - DA --- SA
Intervalles: TGTTG
Ce mode indien, nommé Suddha Saveri ou Durga, exprime l'hiver, la profondeur. C'est également un mode chinois.
LA --- DO - RÉ - MI --- SOL - [LA]
DO --- MIb - FA - SOL --- SIb - [DO]
SA --- GA - MA - PA ---NI - SA
Intervalles: GTTGT
Ce mode exprime la sérénité, le calme, la paix.
La musique contemporaine s'est libérée du nombre imposé de 5 ou 7 notes dans un mode. La règle consiste à choisir un nombre variable de degrés à l'intérieur de l'octave. Cette démarche expérimentale est fructueuse, mais la pratique montre que seules certaines combinaisons sont musicalement intéressantes et requièrent des intervalles entre degrés successifs qui ne dépassent pas un ton et demi: le demi-ton, le ton et le ton et demi.
Ainsi Claude Debussy, compositeur du 20e siècle, invente la gamme par tons, dont les notes sont toutes espacées d'un ton. C'est une gamme à 6 notes, dite hexatonique.
DO - RÉ - MI - FA# - SOL# - LA# - DO
Intervalles: TTTTTT
A l'audition, on se sent toujours emporté vers d'autres mondes. La quinte augmentée empêche de s'installer dans une tonalité définie.
Remarquons que si on décale une gamme par tons d'un degré, on la retrouve identique à elle-même. On ne peut pas engendrer d'autres modes par permutation comme on vient de le faire dans les modes pentatoniques, et comme cela a été fait avec les 7 modes liturgiques anciens. Il y a "dégénérescence".
Olivier Messiaen, compositeur du 20e siècle, a recherché d'autres modes possédant cette faculté d'être identiques par décalage d'un certain nombre de degrés, engendrant un nombre limité de modes. C'est ce qu'il nomme une gamme à transposition limitée.
Les modes de Messiaen les plus célèbres comportent 8 notes. Ce sont des modes octatoniques. Voici le premier:
DO RÉb MIb MI FA# SOL LA SIb DO
Intervalles: dTdTdTdT
Dans ce schéma, seulement deux modes sont possibles, car si on monte de 2 degrés, on retrouve le même. Si on monte d'un seul degré, on obtient le deuxième mode:
Intervalles: TdTdTdTd
Bartok, compositeur hongrois du 20e siècle, a exploré plusieurs voies d'innovation. Il a entre autres utilisé l'un des modes de Messiaen. Il a également profité de la richesse du patrimoine de la musique traditionnelle hongroise. Par exemple, il en a tiré ce mode:
DO RÉ MI FA# SOL LA SIb DO
Intervalles: TTTdTdT
Dans le dodécaphonisme (du grec "dodéca-", 12), les 12 notes de la gamme chromatique sont toutes employées de façon égale. D'autres règles viennent cependant guider la composition.
Le processus de remise en cause des échelles sonores ne date pas d'aujourd'hui. Il a même toujours existé, en parallèle avec l'évolution de l'humanité. La gamme tempérée majeure a supplanté les échelles dérivées des études de Zarlino au XVIIIe siècle, qui s'étaient elles-mêmes substituées à celle de Pythagore au XVIe siècle. Les modifications de ces gammes, échelles ou modes concernent non pas le choix des degrés utilisés parmi les 12 repères prédéfinis, mais bien la finesse de la position de ces 12 repères. Autrement dit, elles répondent à l'interrogation: Où doit doit-on marquer les encoches sur l'échelle? Cette histoire-là est rapportée dans la troisième partie: Ton et intonation juste.
Quant à la musique contemporaine, se mettant en quête de plus grandes possibilités créatrices, elle remet en cause les cadres traditionnels et s'affranchit complètement de l'idée de 12 repères fixes. Si je reviens à mon analogie des encoches, c'est comme si on les remplace par des supports coulissants qu'on place où on veut, et en nombre qu'on veut. De cette manière, toute découpe de l'octave est possible. Exemples: vont être proposées:
L'histoire de l'éclatement des règles classiques régissant les caractères de la composition est traité à part dans l'article Évolution de l'expression musicale occidentale: polyphonie et tonalité.
A la lecture de cette étude, il apparait que ces musiques, riches et complexes, ne sont pas issues spontanément d'une pratique populaire. Bien au contraire, elles sont des élaborations savantes soigneusement étudiées et expérimentées par quelques compositeurs érudits. Ainsi, les modes occidentaux et arabes doivent beaucoup à Pythagore et à ses disciples, et à d'autres tels que Zarlino (voir Partie III: Ton et intonation juste). Pourtant les pratiques et innovations existent avant la théorie qui ne fait que fixer et développer la pratique. Il y a échange entre les deux.
Les modes indiens existent depuis longtemps, mais ils ont subi des modifications, des formalisations et des enrichissements à différentes époques par des maîtres tel que le maître Venkatamakhin au 17e siècle. Un traité de théorie musicale daté du IIIe siècle avant notre ère environ a été attribué au sage Bharata.
La musique arabo-andalouse a pour origine les compositions du maître Ziryab au 9e siècle. Ziryab quitte Bagdad et arrive à Cordoue en Andalousie (Espagne) en 822. Il invente le système des noubat (singulier nouba) qui sont les formes de la musique arabo-andalouse. Les arabes resteront en Andalousie jusqu'en 1492, date à laquelle ils fuient la persécution. Ils se réfugient au Maghreb en emportant leur musique.
La réflexion et les recherches des érudits participent à un déconditionnement des pratiques musicales, à l'éclatement des règles toutes faites. La confrontation avec des musiques étrangères accélère ce processus. Souvent les érudits sont guidés dans leur quête par des considérations mystiques, par le rapport entre la musique, le cosmos et le monde divin. Certaines musiques sont conçues comme outils pour faciliter la transe mystique.
Dans cet article, j'ai rapporté seulement quelques-unes des nombreuses échelles sonores existant de par le monde. Je n'ai cherché pas à être exhaustif. J'ai seulement voulu montrer qu'un mode n'est pas une forme figée, mais le reflet d'un pays, d'une civilisation, d'une culture, d'une époque. Je n'ai présenté que des moments particuliers dans une vaste évolution de la musique qui se poursuit plus que jamais.
Si cet article a éveillé votre curiosité et que vous voulez en savoir encore plus, vous pouvez (ou pourrez bientôt) consulter les documents en ligne suivants, à commencer par les deux autres parties de cet article:
Les fragments de partitions et les fichiers sonores correspondants ont été réalisées avec Melody Assistant, logiciel dédié à l'écriture et l'impression de musique.
3 Janvier 2006