Gammes et modes musicaux
I. Nature et constitution, une approche sensorielle
Alain Boudet
Dr en Sciences Physiques
Résumé: La gamme est un condensé de mélodie qu'on peut appréhender sans connaître le solfège, par l'approche sensorielle. La gamme, c'est ce qui change sur les instruments à notes fixes lorsqu'on change la hauteur de la mélodie. La notion de mode est naturelle et reliée à la hauteur relative. Un mode, c'est ce qui reste fixe lorsqu'on change la hauteur de la mélodie. C'est une façon de diviser l'octave en échelons intermédiaires. Cette distinction est apparue récemment dans l'histoire musicale, en même temps que l'idée de hauteur absolue.
Contenu de la partie I
Qu'est-ce qu'un mode? Existe-t-il d'autres modes que majeur et mineur? Quelles différences y a-t-il entre un mode et une gamme?
Je me posais ces questions tandis que j'étudiais le solfège dans mon adolescence. Malheureusement, mon livre de solfège n'apportait pas les réponses. J'ai donc fouillé ailleurs mais je ne disposais pas de documentation spécialisée dans mon environnement. Heureusement par la suite, j'ai recueilli de bonnes connaissances à ce sujet dans les cours d'éducation musicale Willems (avec Jacques Chapuis), puis la documentation spécialisée m'est devenue accessible. Or ces connaissances recueillies me sont apparues, non pas comme un perfectionnement destiné aux spécialistes, mais bien comme le fondement même de la pratique musicale. Pourtant, les écoles de musique conventionnelles n'abordaient pas ce sujet dans la formation de base. C'est pourquoi je partage ici ma compréhension de ces notions, de leur importance et de leurs implications, et je vous invite tout d'abord à les découvrir par vos sens dans cette première partie.
L'approche est sensorielle, parce que nous découvrons avec nos sens, en l'occurrence l'oreille et le corps, à partir de notre pratique musicale familière ou grâce à des exercices sonores que je vous propose. Cela s'oppose à une approche théorique ou à un savoir intellectuel figé. Le savoir intellectuel est un fabuleux outil, mais coupé de l'expérience, il devient porteur d'idées reçues sans vérification sensorielle. Exemple: si vous affirmez "une note ne sonne juste que si elle est en rapport harmonique", est-ce votre constatation personnelle, ou la répétition de ce que vous avez lu? Vous saisissez ce que je veux dire?
La notion de gamme nous est plus ou moins familière, car nous en entendons parler par ceux qui suivent des études musicales instrumentales, à moins que ce soit nous-mêmes qui les suivions, et nous devons passer par la répétition fastidieuse des gammes, Do majeur, La mineur, etc. Dans ce contexte, on apprend que le concept de "gamme" se distingue du "mode". Il existe deux modes, le mode majeur et le mode mineur. A partir de chacun d'eux on construit autant de gammes qu'il y a de notes de départ possibles, donc 12, Do majeur et Do mineur, DO# majeur et DO# mineur, RÉ majeur et RÉ mineur, etc.
Cela semble un peu confus, et le but de cette première partie est d'examiner la nature et la constitution des modes et des gammes afin de comprendre leurs différences. La deuxième partie exposera un ensemble varié de modes, et la troisième nous introduira à la science des nombres qui a présidé à l'élaboration de plusieurs types de gammes au cours des temps, en fonction de la mentalité de l'époque.
Lorsque nous chantons un chant simple, disons Au clair de la lune, nous ne cherchons pas à savoir dans quelle gamme il est composé n'est-ce pas? Cela ne nous empêche pas de le chanter de façon agréable et juste. D'ailleurs quel intérêt cela a-t-il de savoir qu'il est interprété dans une gamme particulière, mis à part quelques considérations pratiques pour ne pas chanter trop haut ou trop bas? La question prend un sens beaucoup plus intriguant si l'on cherche à comprendre ce qui distingue les musiques du monde les unes des autres, et si l'on analyse la construction intime de ces musiques.
Lorsqu'on parle, dès l'enfance on emploie un certain langage sans se questionner et ça fonctionne bien, mais un jour, on se demande: que sont les mots, les phrases, à quelle syntaxe obéissent-ils et pourquoi? De la même façon je m'interroge sur les mots et la syntaxe de la musique et je cherche quelle est l'origine de cette grammaire et qu'est-ce qui la justifie. Cela correspond-il à des lois internes, biologiques, cosmiques ou à de simples conventions culturelles?
Pour répondre à cette question, revenons à notre pratique simple et familière, et amusons-nous à repérer les notes qui composent notre chant Au clair de la lune.
Chantez la première phrase ("Au clair de la lune, mon ami Pierrot") sans les paroles, sur le son DOU. Puis sur un clavier ou tout autre instrument de musique, repérez quelle la première note. Est-ce un LA, un SOL, un DO, un MI bémol?
Il n'y a pas de note imposée, elle est ce qu'on veut. Vous avez le choix, cela dépend de votre voix. Certains d'entre vous chantent plutôt aigu et d'autres plus grave. Or votre chant ne dépend pas de cette note de départ, car quelle qu'elle soit, on le reconnaîtra, il gardera son identité.
Essayez de le chanter plusieurs fois en démarrant à chaque fois sur une note différente.
L'étape suivante de notre exploration est de savoir quelles sont les autres notes de la chanson. Le problème prend un aspect pratique différent selon qu'on le chante, ou qu'on l'interprète avec un instrument. Si je joue sur un instrument, une note correspond à un doigté spécifique de cet instrument, à une touche du clavier et cette touche porte un nom. Si je veux jouer plus haut, je dois changer de touche, donc de note. Commençons par la note DO du clavier.
Les notes qui suivent sont DO DO DO RÉ MI, RÉ, ...etc.. Continuant avec les phrases musicales suivantes ("ma chandelle est morte"), on trouve les notes RÉ, DO, SI, LA, SOL. La gamme est le condensé de toutes ces notes, rangées par ordre croissant: DO, RÉ, MI, SOL, LA, SI. 6 notes seulement suffisent à construire ce chant.
Confirmons ce résultat en regardant ce qui se passe avec le chant "Ah vous dirais-je maman". Si vous commencez sur la note DO du clavier, quelles notes rencontrez-vous?
DO DO SOL SOL LA LA SOL, puis les notes FA, MI, RÉ, DO. D'où la gamme: DO, RÉ, MI, FA, SOL, LA. 6 notes également, mais pas tout à fait les mêmes.
Ces deux séries de 6 notes sont en fait extraites de la série complète des 7 notes qui composent la gamme de DO majeur:
DO - RÉ - MI - FA - SOL - LA - SI
Passons à l'étape suivante de notre construction. Que se passe-t-il si je veux partir d'une note différente? D'un MI, par exemple. Vous avez probablement vécu cette expérience: vous fredonnez une chanson connue et votre copain ou copine se met à la chanter avec vous, mais c'est un peu difficile pour lui parce que la mélodie descend dans des graves qu'il a du mal à émettre. Alors que faites-vous? Si vous êtes sympa, vous la chantez plus haut. C'est banal comme expérience, et pourtant elle permet de nous confronter à la dénomination des notes. C'est la même chanson n'est-ce pas? Mais ça change toutes les notes alors que c'est le même air.
Ainsi, pour Au clair de la lune, on aura: MI, MI, MI, FA#, SOL#, et la gamme majeure sera celle de MI majeur:
MI, FA#, SOL#, LA, SI, DO#, RÉ#, MI.
Donc la question est maintenant: si toutes les notes changent quand je chante le chant plus haut, alors que je reconnais parfaitement la mélodie, même sans les paroles, qu'est-ce qui reste fixe et qui identifie le chant?
Réponse, ce sont les distances en hauteur entre les notes, la distance entre la première et la deuxième, la deuxième et la troisième et ainsi de suite. Ce qui est important, ce n'est pas vraiment le nom absolu des notes, mais que l'air soit juste. Ces distances de hauteur sont appelées des intervalles (voir article Sensations sonores). La hauteur d'une note est repérée par rapport à la précédente (intervalle entre 2 notes consécutives). Musicalement, il est plus juste de la repérer par rapport à la note de base, par exemple la note de démarrage (intervalle avec le son fondamental, appelé la tonique). C'est ce qu'on appelle la hauteur relative. La hauteur absolue, c'est quand on fixe une hauteur précise, une note déterminée pour la tonique. Un musicien est sensible à la hauteur relative alors que la hauteur absolue ne lui importe que secondairement pour des raisons techniques de doigté. (Voir plus bas des précisions sur l'historique de la notion de hauteur absolue)
Lorsque je change la hauteur de la mélodie, je change de gamme, mais les intervalles restent les mêmes, je reste dans le mode majeur. Ce qui reste fixe lorsqu'on change une mélodie en hauteur, c'est l'ensemble des écarts, des intervalles, on l'appelle le mode.
Je peux chanter une gamme majeure plus haut ou plus bas. Cela change la gamme, ça ne change pas la mélodie, car les gammes sont en elles-mêmes de petites mélodies. On reste en mode majeur.
Alors qu'est-ce qu'un mode?
Un mode, c'est la mélodie de la gamme. Il est caractérisé par la grandeur des intervalles entre les notes. Donc le mode majeur, c'est l'air de la gamme de DO majeur ci-dessus, chanté à n'importe quelle hauteur. Il est fait d'une superposition d'intervalles bien déterminés entre les notes. On peut le représenter par une échelle sur laquelle les barreaux sont espacés à des intervalles fixés mais pas égaux, soit un ton, soit un demi-ton. En musique, les barreaux sont appelés des degrés.
Il en découle qu'un mode, c'est une façon de diviser l'octave en échelons intermédiaires, qui délimitent des intervalles. Les modes diffèrent les uns des autres par le nombre de barreaux, 5, 6, 7 ou plus (on ne compte pas le dernier en haut, qui est la répétition à l'octave du premier - voir l'article Sensations sonores), et leur espacement qui pour l'ensemble des modes peut être d'un ton (que je noterai T dans ces trois parties), un demi-ton (noté d), et un ton et demi (T+d).
N'imaginons pas que la grandeur d'un ton est quelque chose de bien déterminé avec un étalon de mesure comme le mètre. Elle peut varier, selon les époques et les cultures, il n'y a pas de définition imposée (voir la troisième partie, Ton et intonation).
En réalité, comme mentionné plus haut, il est plus musical de considérer l'intervalle entre un degré et le son fondamental que l'intervalle entre degrés consécutifs. Autrement dit, on détermine la grandeur des intervalles suivants: seconde, tierce, quarte, quinte, sixte, septième.
La gamme, c'est la hauteur à laquelle on chante ce mode.
Cela veut dire qu'on fixe la hauteur du premier échelon, le son fondamental, la tonique. C'est peut-être un DO, ou un MI ou un SI bémol, etc. C'est comme s'il existait un escalier de 12 marches en hauteur absolue qui montent de demi-ton en demi-ton, et que l'on décidait de placer l'échelle du mode sur une marche précise. Pour un mode donné, chacune des marches donne naissance à une gamme différente: avec l'échelle majeure, on aura Do majeur, ou Mi majeur par exemple.
Cela semble peut-être un peu compliqué de changer toutes les notes quand je change de hauteur alors que c'est le même air et le même mode! Quand je chante Au clair de la lune à des hauteurs différentes, je ne change pas les paroles pour autant, alors pourquoi changer les noms des notes quand je change de gamme en restant dans le même mode? N'y a-t-il pas moyen de nommer les degrés du mode plutôt que les noms des notes, si on n'en a pas besoin pour un instrument?
Oui, il y a une autre façon de noter. Dans le code de notation occidental, quand on veut parler des hauteurs relatives, on parle des degrés, mais ils n'ont pas de nom précis. On les nomme avec des chiffres. Ils désignent l'intervalle entre le degré considéré et l'échelon de base, autrement dit sa position dans le mode.
Degré I - degré II - III - IV - V - VI - VII
Pour compléter la gamme, on ajoute l'octave:
I - II - III - IV - V - VI - VII - [VIII]
Ainsi cette notation est vraie quelle que soit la hauteur à laquelle on chante. Le premier degré s'appelle, comme je l'ai dit, la tonique. Le quatrième s'appelle la sous-dominante, le cinquième la dominante et le septième la sensible.
Si notre musique ne donne pas de noms aux degrés, c'est qu'elle les a perdus, car ils existaient autrefois, comme je le rapporte dans la prochaine section. Or la musique indienne actuelle se sert encore de 7 degrés qui se nomment
SA - RE - GA - MA - PA - DA - NI - [SA]
La hauteur de ces notes n'est pas déterminée en valeur absolue comme l'est le DO ou le LA occidental. Les notes indiennes sont définies par leurs relations mutuelles donc leur hauteur relative. C'est une façon commode de nommer les degrés, et nous pouvons les utiliser au besoin.
Et comment les indiens nomment-ils les notes en hauteur absolue? Ils ne les nomment pas, car la hauteur absolue n'est pas significative. Il faut savoir que la hauteur absolue est un produit occidental récent.
Revenons à notre escalier qui fixe les hauteurs absolues. Comment la hauteur de ces marches a-t-elle été fixée?
Vous avez probablement appris que les notes DO, RÉ, MI, FA, SOL, LA, SI ont une hauteur absolue, fixée par les physiciens et les acousticiens. En effet, nous sommes habitués à interpréter un nom de note comme une hauteur absolue, et tous les instruments s'accordent sur le même LA, donné par un diapason normalisé.
Or cette norme est assez récente, et pas forcément suivie. La normalisation d'un diapason n'existait pas au Moyen-Âge, pas plus qu'elle n'existe pour les musiques primitives (voir dans Sensation sonore la définition du diapason). Cela ne fait pas partie des préoccupations. L'attention est orientée sur la façon de chanter dans le bon registre, de choisir une hauteur de départ qui permette de chanter aisément et de mettre la voix en valeur. Un peu comme on l'a fait plus haut avec Au clair de la lune. La notion de hauteur se réduisait à choisir le registre aigu, médium ou grave pour le chanteur, de même que pour les instruments. Cela n'enlève pas le besoin de s'accorder de façon précise les uns par rapport aux autres, donc en hauteur relative. On s'accordait entre petits groupes seulement, en se fixant sur l'un des instruments. Cependant, la note d'un instrument pouvait être accordée sur une note différente d'un autre instrument, le DO sur un RÉ par exemple. C'est pourquoi encore, certains instruments, qu'on dit à tort transpositeurs, ne sont pas accordés sur le LA 440, mais sur une autre note. Ainsi le DO de la clarinette en SIb est accordé sur un SIb. (voir dans Les aléas historiques de la fréquence du LA l'histoire du diapason)
Donc on donnait un nom, non pas aux notes elles-mêmes, mais aux doigtés. Un clavier est, comme l'indique son nom, composé de clés. On désignait les "clés" du clavier ("clavier" est un mot dérivé du terme "clé") par les lettres A, B, C, D, E et F. Pouvons-nous voir dans la clé une hauteur absolue? Non, car on s'accordait comme on pouvait et cela variait selon les groupes d'instruments. Autrement dit, il n'existait pas de diapason.
Au XIe siècle Guy d'Arezzo introduisit les syllabes UT, RÉ, MI, FA, SOL, LA, SI, non pas pour remplacer les noms des clés, mais pour désigner les hauteurs relatives. Comme ses contemporains, le compositeur Gioseffo Zarlino (1517-1590), dont je rapporte les recherches sur la gamme dans la troisième partie, utilisait comme repère de notes un système d'hexacordes, groupe théorique de 6 longueurs de cordes. À cette époque, la notion de gamme n'existait pas encore. On considérait seulement des tétracordes décalés (voir Les aléas historiques de la fréquence du LA, partie 2, annexe). Les cordes étaient chantées avec les syllabes UT, RÉ, MI, FA, SOL, LA, quelle que soit la hauteur de l'hexacorde. C'était une hauteur relative.
La hauteur absolue (approximative) des hexacordes était repérée par les "clefs", les lettres A, B, C, etc. C'est de ce système d'hexacordes que sont issues les dénominations des notes, des clés de nos portées modernes, du bémol, etc., même si elles n'ont plus le même sens. De cette manière, la même touche C d'un instrument pouvait désigner le DO, ou le FA, le RÉ, etc. Donc, les deux systèmes d'appellation -lettres et syllabes- coexistaient, et ceci jusqu'au XVIIIe siècle. [La plupart des auteurs amateurs actuels racontent que le nom des notes vient de Guy d'Arezzo, sans dire que ces syllabes ne remplaçaient pas les lettres].
Puis à cause de dérives dues aux pratiques pour accorder les instruments, et peut-être suite à l'émergence dans les mentalités de l'idée de normalisation, certaines confusions se sont produites. On a pensé que les deux systèmes faisaient double emploi, et on n'en a conservé qu'un seul. Mais pas le même chez les latins (syllabes) et les anglo-saxons (lettres). Avec l'usage progressif du diapason, cela fixa la hauteur absolue. En Europe, la double appellation a été également employée dans la méthode de notation et d'apprentissage musicale de Kodaly: les lettres figurent la hauteur absolue, les syllabes la hauteur relative.
Chanter les notes d'une mélodie en hauteur absolue, par exemple en lisant la partition, cela s'appelle solfier. La chanter en hauteur relative, cela s'appelle solmiser. On peut solmiser en chantant comme si on était en tonique DO ou en chantant les notes indiennes.
1 Décembre 2005